Sentiment d'échec chez les adolescents. Travail en thérapie narrative.

Vouloir se conformer aux normes imposées par le pouvoir dit moderne peut amener de nombreux adolescents dans un sentiment d’échec et de dévalorisation. Et si le sentiment de Benjamin d’être « anormal » n’était en fait que sa façon de « résister » à la pression de ces normes...
Dr Françoise VILLERMAUX pour la Revue Hypnose et Thérapies Brèves 72



Crédit Photo © Cerdà
Lorsqu’on rencontre des adolescents amenés à consulter en pédopsychiatrie et qu’ils acceptent de s’exprimer sur leur vécu, nombreux sont ceux qui rapportent un sentiment d’infériorité vis-à-vis des autres, d’échec, d’inadéquation par rapport à ce qu’ils perçoivent comme une norme.
C’est dans le contexte du travail avec ces adolescents que je me suis intéressée plus particulièrement aux travaux de la thérapie narrative sur la thématique du sentiment d’échec. Je présenterai ici une conversation en entretien avec Benjamin, âgé de 16 ans.
Benjamin avait déjà été suivi lorsqu’il était jeune adolescent, à l’époque pour une symptomatologie post-traumatique. Il a demandé à reprendre un suivi peu après son entrée en 1ère et investit beaucoup les entretiens.

Il rapporte une tristesse, une fatigue, une impossibilité à se projeter dans l’avenir et à ressentir de l’envie. Il ne parvient pas à se concentrer en classe et à effectuer son travail scolaire. Il se sent « anormal », « inadapté », « pas fait pour s’en sortir dans ce monde » et cherche une explication en interrogeant différents diagnostics de troubles du neurodéveloppement. Un développement récent dans son suivi a été le fait qu’il s’autorise à « s’écouter», pour reprendre son terme. Il a découvert par exemple que le contact avec des appuis durs l’aidait à se sentir plus calme, et désormais, dans tous les endroits où c’est possible, il s’assied sur le sol avec le dos appuyé contre un mur. De la même façon, il s’est acheté de la pâte à modeler car il en trouve la manipulation agréable. Lors de nos entretiens nous sommes donc tous les deux assis au sol et il fabrique des monstres en pâte à modeler tout en parlant.

Lors d’un entretien, Benjamin a décrit son incapacité à travailler suffisamment pour obtenir des résultats satisfaisants. Il parle d’un « cercle vicieux » : « J’ai pas le moral donc j’arrive pas à me concentrer, donc j’ai de mauvaises notes. Je travaille beaucoup tous les soirs pour essayer de remonter mes notes, donc je me couche tard, le lendemain je suis encore plus fatigué et ça fait baisser mon moral. » Je dessine un schéma du cercle vicieux et ses différentes étapes. Obtenir de bons résultats scolaires est très important pour Benjamin, car il y voit une façon de se démarquer d’une histoire familiale marquée par la pauvreté et la marginalisation.

A la séance suivante, Benjamin explique être « dégoûté de moi-même » parce qu’il a cessé de travailler : pendant les cours il ne prend plus de notes, le soir à l’internat il ne fait plus ses devoirs. Il se dit épuisé, incapable de se concentrer. Voyant là une belle porte d’entrée vers le travail en narratif sur le thème du sentiment d’échec, je ressors le schéma du cercle vicieux de la séance précédente et reformule ce qu’il vient de dire :
- Thérapeute : « OK, donc si je comprends bien tu me dis que c’est de plus en plus difficile pour toi, et tu me dis : “je n’en peux plus, je n’arrive plus à continuer comme ça”.

-Benjamin : C’est ça.

-Th. : Et tu me dis que tu changes de comportement vis-à-vis du travail scolaire : en classe tu t’assieds et écoutes sans prendre de notes, et le soir tu fais autre chose que tes devoirs, c’est ça ?

-Benjamin : Ouais, je suis vraiment une merde. Je vais finir alcoolique au RSA comme mon père. Je pensais que je m’en sortirais, mais non. Sa voix tremble, il soupire en fermant les yeux, au bord des larmes.

-Th. : Tu sais, j’ai pris des notes sur le cercle vicieux que tu m’as décrit la dernière fois. On dirait qu’il n’est plus d’actualité.

-Benjamin : Pourquoi ?

-Th. : Eh bien, si je reprends, on avait dit que le fait d’avoir de mauvaises notes te poussait à travailler plus, ce qui te fatiguait, ce qui faisait encore plonger le moral le lendemain.

-Benjamin : Oui.

-Th. : On dirait qu’en arrêtant de travailler, tu fais autrement. L’image qui me vient, si tu permets que je te la partage, c’est une voiture qui prend une sortie sur un rond-point (j’ajoute sur le schéma une flèche s’éloignant du cercle). Est-ce qu’on pourrait dire qu’au lieu de continuer à travailler plus, tu choisis autre chose ?

-Benjamin : Je ne sais pas si je choisis, je dirais que c’est l’issue de secours.

-Th. : Qu’est-ce qui t’a aidé à te rendre compte que là, il était temps de prendre l’issue de secours ?

-Benjamin : Je suis trop fatigué, je n’en peux plus.

-Th. : Tu me dis “je n’en peux plus”. Tu peux me dire un peu ce dont tu as besoin de te dégager ?

-Benjamin : Je ne peux plus me tuer à la tâche à essayer d’avoir des bonnes notes.

-Th. : Ah, est ce qu’on peut dire que tu en as assez de te tuer à la tâche ?

-Benjamin : Oui.

-Th. : Et comment tu t’y prends pour ne plus te tuer à la tâche ?

-Benjamin : Euh… Je repousse les deadlines : je rends mes devoirs à la dernière minute ou je demande un délai supplémentaire pour me donner plus de temps. Je fractionne, je ne fais qu’une question par soir. Et si les devoirs ne sont pas à rendre et donc pas notés, je les fais pas.

-Th. : Tu rallonges les deadlines, tu fractionnes pour ne faire qu’une question par soir, et tu ne rends que ce qui est obligatoire. Quoi d’autre ?

-Benjamin : En cours j’écoute et c’est tout, je ne me mets pas la pression de prendre des notes. C’est pas mal d’ailleurs, comme ça.

-Th. : Ah ?

-Benjamin : Oui, au lieu de regarder ma feuille je regarde le prof, j’ai l’impression d’être le seul à l’écouter vraiment. Et parfois je joue avec ma pâte à modeler. Le soir, je fais autre chose que travailler : j’écoute de la musique, je cherche des gens avec qui discuter, je lis des mangas.

-Th. : Tu écoutes le prof, et tu fais autre chose que travailler le soir, des choses qui te plaisent. Comment on pourrait appeler cette nouvelle façon de travailler ?

-Benjamin : Je comprends pas.

-Th. : Si on devait donner un nom à cette façon de faire. Il y a le travail en mode “se tuer à la tâche”, que tu ne veux plus faire, et on dirait que tu es en train de définir un nouveau mode de travail, on pourrait dire “le travail en mode”...

-Benjamin : Le travail non forcé….

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FRANÇOISE VILLERMAUX

Pédopsychiatre, diplômée de la faculté de médecine de Lille. Formée en Hypnose et Thérapies brèves à l’ARePTA en 2020. Actuellement praticien hospitalier dans le service de psychiatrie infanto-juvénile du Centre hospitalier d’HéninBeaumont (Pas-de-Calais).




Rédigé le Vendredi 13 Septembre 2024 modifié le Vendredi 13 Septembre 2024
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Vice-Président de France EMDR-IMO ® Président du Collège d'Hypnose et Thérapies Intégratives… En savoir plus sur cet auteur



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