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Leçons d’un confinement. L’avis du sociologue.

David LE BRETON



Rester dans sa chambre et ne plus se compromettre avec le monde.

On connaît la réflexion fameuse du philosophe Blaise Pascal qui s’insurgeait contre ce qu’il nommait le divertissement, oublier le fait même de l’existence : « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Pascal, 1936, p. 101). Nous avons vécu deux mois dans l’espace restreint de nos appartements en laissant le monde continuer sa course au-delà de nos fenêtres, un monde ralenti, silencieux, restitué pour une part aux animaux, aux oiseaux notamment que nous n’aurons jamais autant vus ni entendus.

La mesure de la relation à cet isolement tenait à la qualité d’intériorité contenue en chacun, cette part d’imaginaire et de projets, cette capacité à laisser l’esprit battre la campagne. Pour qui a une relation heureuse avec son intériorité, le temps de confinement a été prodigue en lectures, en écoute de musique, en visionnement de films, en écriture, en jardinage, en rangement, en bricolage, en activités multiples. Et cette créativité heureuse était souvent soutenue par la présence de proches soit dans le partage des mêmes activités, soit chacun de son côté mais à proximité. Beaucoup ont noué ainsi avec leurs enfants une relation intense qui leur manquait depuis des années. Des couples souvent séparés par leurs emplois du temps se sont enfin retrouvés dans la longue durée, et ces retrouvailles furent d’ailleurs souvent fécondes à différents niveaux. Après le baby-boom nous connaîtrons bientôt le corona-boom. Pour d’autres, bien sûr, ce fut un temps d’emprisonnement, d’étouffement, d’attente fébrile de la réouverture sans restriction de l’espace public. Et aussi une période de tension du couple, de conflits avec les enfants, de violences conjugales. D’innombrables enfants à travers le monde furent livrés aux maltraitances ou aux abus sexuels sans plus pouvoir sortir de chez eux. Le coronavirus fut un révélateur chimique du pire et du meilleur chez les individus. Le confinement fut aussi pour beaucoup un temps de ralentissement, de réappropriation de leur existence, d’examen de conscience sur les choses qui comptent vraiment pour soi.
Le confinement chez soi dans le maintien des relations avec les autres à travers les outils de communication à distance transforme les populations en un archipel innombrable d’individus.

Communication de spectres, chacun face à ses écrans, transformé à son corps défendant en hikikomori ordinaire, à l’image de ces jeunes Japonais qui vivent une réclusion volontaire tout en poursuivant sans fin un échange avec d’autres à travers les ré- seaux sociaux. Moines post-modernes, à la fois séparés et reliés au monde entier (Le Breton, 2017). Ils restent enfermés parfois des années dans le refus du monde extérieur. Avec cette impossibilité de sortir du confinement, la présence physique à l’autre s’efface, la conversation disparaît davantage encore au profit de la seule communication sans corps, sans visage, sans contact, et même sans voix (sinon celle amplifiée du smartphone ou l’ordinateur). Il n’y a plus de face-à-face, c’est-à-dire de visage à visage dans la proximité du souffle de l’autre. Et au-delà de l’écran, dans la rue ou ailleurs, le masque dissimule les identités. Le confinement accentue l’addiction au smartphone et détruit davantage encore la conversation, c’est-à-dire la reconnaissance plénière de l’autre à travers l’attention à son égard. Le confinement induit l’effacement de la présence physique à l’autre. C’est la promotion d’un monde à distance, sans corps, sans sensorialité, sans sensualité sinon sous forme de simulacre. C’est le triomphe d’un puritanisme social. Bien entendu, d’autres y voient à l’inverse des outils indispensables au maintien des relations sociales ou professionnelles, des instruments de communication, faisant ainsi la promotion d’un monde sans doute inévitable où la présence physique des autres autour de soi sera de moins en moins nécessaire, et où l’on pourra avoir le monde à sa disposition sans plus avoir à sortir de sa chambre. Tel est par ailleurs le rêve transhumaniste (Le Breton, 2016 ; 2018).


LE RISQUE DE VIVRE

La crise sanitaire nous pose maintes questions, elle force chacun à devenir anthropologue de soi : de quoi sommes-nous le plus privés, pourquoi nous sommes à ce point bouleversés par le silence ambiant ? Qu’est-ce qui fait finalement le prix de nos vies, la valeur de la conversation ou de la marche, du contact avec les autres ?... L’existence est à la fois assurée et fragile, toujours quelque peu sur le fil du rasoir, vouée à une part d’incertitude. La condition affective et sociale n’est jamais donnée une fois pour toutes, elle impose un débat permanent avec les autres, avec les événements, au risque d’en être meurtri. Elle est plutôt sinuosités du chemin, am- bivalences des décisions ou de leurs conséquences. Elle engage sur des voies que rien ne laissait présager (Le Breton, 2015).
Dans La loterie à Babylone (1951), Borges observe que les loteries sans probabilité de danger ne rencontraient pas de succès. Elles s’adressaient seulement à l’espoir, leurs concepteurs eurent l’idée d’introduire des éléments défavorables en les mêlant aux récompenses pour que chacun attende le tirage en intensifiant sa relation au monde. Chaque billet de cette loterie gratuite, obligatoire et secrète double l’existence, voire la régit tout entière, apportant son lot d’avantages ou de pénalités. Un monde sans risque est un monde sans aléas, sans aspérités, et livré à l’ennui. Mais dès lors qu’un vivant existe, il est projeté dans les incertitudes de son milieu, et plus encore l’humain à qui les circonstances imposent des choix innombrables dont les conséquences restent toujours à venir. Si les autres ne sont pas nécessairement l’enfer pensé par Sartre, ils introduisent inéluctablement de l’imprévu. La projection tranquille dans la longue durée, avec l’assurance que rien jamais ne changera, que toute surprise est exclue, suscite l’indifférence, à défaut d’obstacles donnant à l’individu l’occasion de se mesurer à son existence. Se sentir vivant implique d’éprouver parfois le frisson du réel. La rançon possible de la sécurité est la fadeur. A l’inverse, l’établissement dans le danger, s’il s’impose à son corps défendant, est rarement une condition heureuse, investie avec passion, il engendre la peur, l’anxiété devant l’irruption probable du pire.

La pandémie rappelle que l’existence individuelle oscille entre vulnérabilité et sécurité, risque et prudence. Parce que l’existence n’est jamais donnée par avance dans son déroulement, le goût de vivre l’accompagne et rappelle la saveur de toute chose. La riposte à la précarité relative de la vie consiste justement dans cet attache- ment à un monde jamais tout à fait donné. Seul a de prix ce qui peut être perdu et la vie n’est jamais acquise une fois pour toutes. De surcroît la sécurité étouffe la découverte d’une existence toujours en partie dérobée et qui ne prend conscience de soi que dans l’échange parfois inattendu avec le monde. Le danger inhérent à la vie consiste sans doute à ne jamais se mettre en jeu, sans jamais chercher à inventer ni dans son rapport au monde, ni dans sa relation aux autres. Dans ce cas en effet autant rester dans sa chambre. Ainsi, ni la sécurité ni le risque ne sont des modes d’épanouissement et de création de soi. Le goût de vivre mobilise une dialectique entre risque et sécurité, entre capacité de se mettre en question, de se surprendre, de s’inventer, et celle de rester fidèle à l’essentiel de ses valeurs ou de ses structures d’identité. Parce que nous avons la possibilité de la perdre, l’existence est digne de valeur (Le Breton, 2015).

Pour lire la suite

N°58 : août/septembre/octobre – Parution le 31 juillet

Dossier : crise et après-crise
Le dossier de ce n°58 est consacré aux conséquences de la crise sanitaire sur les patients et aux pratiques thérapeutiques qui en découlent.

- Edito : Sophie Cohen

- On ne saurait se passer des étoiles. Marc-Alain Ouaknin, philosophe

- Leçon d’un confinement. David Le Breton, sociologue

- L’angoisse de mort. Véronique Cohier-Rahban, psychothérapeute

Espace Douleur Douceur

- Modifier nos pratiques thérapeutiques ? Henri Bensoussan, médecin hypnothérapeute


- Une bulle d’oxygène. Au centre hospitalier de Bligny. Agathe Delignières, psychologue

- L’expérience sécure. Développement du « lieu sûr ». Arnaud Zeman, Hypnothérapeute

Dossier « Crise et après crise »

Edito : Sophie Cohen

- La tulipe et le saule pleureur. Un conte de Jean-Marc Benhaiem, médecin hypnothérapeute

- 17 jours dans les griffes du Covid-19. Un témoignage d’Olivier Debas, médecin urgentiste, touché par la maladie.

- Ecrire pour sortir du problème. Vania Torres-Lacaze, Guillaume Delannoy, Annick Toussaint responsables de l’IGB

- Confinement : corps, émotions et représentations psychiques. Bruno Dubos

- Quiproquo, malentendu et incommunicabilité : « période bousculée ». Stefano Colombo et Mohand Chérif Si Ahmed (alias Muhuc)

- Les champs du possible : Connaître de l’Autre, Soi-même. Adrian Chaboche, spécialiste en médecine générale et globale

- Culture monde : Chamanisme chez les indiens Shipibos-Conibos. Jean-Marc Boyer, psychopraticien

- Les grands entretiens. Réglementer la pratique de l’hypnose. Entretien avec Gérard Fitoussi, président de la CFHTB

- Livres en bouche
- Ouvrages de David Le Breton




Rédigé le Mardi 20 Octobre 2020 modifié le Vendredi 20 Novembre 2020
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Laurent Gross
Vice-Président de France EMDR-IMO ® Président du Collège d'Hypnose et Thérapies Intégratives de... En savoir plus sur cet auteur





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