Le concept de corps-esprit
Baccalauréat scientifique, formation juridique, vision cartésienne. Année 1985, début de voyages professionnels plurimensuels dans le monde entier. Découverte d’autres continents et cultures qui sont plus dans le corps que les Occidentaux. Ethnologie, anthropologie, neurosciences, puis une psychothérapie m’amènent à suivre des formations, stages, ateliers liés au concept de corps-esprit.
Août 2008, découverte de l’existence des Indiens Shipibos-Conibos, une ethnie au coeur de la forêt amazonienne, dont certains membres ont conservé un mode de vie proche des peuples premiers. Octobre, départ pour l’Amazonie. Un mois avant, préparation stricte : méditations, respirations, régime alimentaire destiné à « détoxifier » le corps et l’esprit : pas de sucre, sel, charcuterie, viande rouge, peu de gras. 48 heures de périple, arrivée de nuit dans un village shipibo, près d’Iquitos, au Pérou, à la limite de la Colombie et du Brésil. Choc des cultures. Accueil dehors, nuit noire, chaude et moite de la forêt équatoriale qui grouille d’insectes et d’animaux, de bruits étranges. On me donne un grand bol rempli d’un liquide blanc, très mauvais. C’est une puissante purge à boire jusqu’à la dernière goutte, pour terminer de me « nettoyer ». Une heure plus tard, je suis complètement vidé, dans tous les sens du terme.
Chamanisme et utilisation de l’ayahuasca
Ce séjour, ô combien initiatique, de trois semaines en immersion totale, a vraiment changé le cours de ma vie. Je ne le savais pas encore mais ce fut le déclic qui m’amena sur mon chemin de thérapeute. Car les Shipibos sont réputés pour leur médecine et leur grande connaissance des plantes. Nous appelons chamans leurs hommes-médecine, on peut donc parler de chamanisme shipibo. Ces « brujos » ou « curanderos » sont des ayahuasqueros, car ils ont été initiés à l’utilisation de l’ayahuasca, dans le cadre de cérémonies de guérison et/ou de connexion avec le monde des ancêtres. L’ayahuasca est une liane appelée « la Madre » par les Shipibos car c’est une plante maîtresse qui enseigne. Bouillie de longues heures pour en extraire les principes actifs, et mélangée avec la chakruna, elle devient assimilable et produit les effets attendus, dont la mise en transe du chaman. Il faut compter dix à quinze ans de formation, et d’épreuves très difficiles, pour qu’un apprenti chaman puisse exercer. Ce sont souvent des hommes mais il y a aussi des femmes, et même des lignées de femmes chamans. Tous les Shipibos, femmes, enfants, hommes, peuvent venir en consultation individuelle, soumise au secret médical, pour les mêmes raisons que nous consultons un médecin. Le plus souvent le chaman prescrit des plantes, récoltées dans un champ de plantes médicinales ou cueillies sauvages. Il indique la posologie précise, comme on prescrit des médicaments, ainsi que la technique d’absorption.
Pour certaines pathologies, maladies graves ou psychiques, dépression, etc., il peut recommander une session d’ayahuasca. C’est une séance de thérapie collective, environ 5 à 12 participants, qui commence toujours de nuit, vers 21 heures, et peut se prolonger jusqu’au matin. Elle a lieu dans une « maloca », immense hutte en bois, très haute, réservée à cet usage. Dans la tradition shipibo, seuls les ayahuasqueros prennent un verre du breuvage psychotrope, les participants se « contentent » d’être présents et, comme dirait Gaston Brosseau, « de ne rien faire ».
Entrée en transe au rythme des chants « icaros »
Depuis une trentaine d’années, il y a une demande d’étrangers pour participer à des sessions. Après un entretien préalable et en respectant un jeûne de 24 heures, le chaman peut les inclure et s’ils le désirent, leur donner un petit verre du breuvage en début de session, cela accélère le processus thérapeutique et d’apprentissage de la transe, notamment avec les Occidentaux un peu trop « verrouillés ». Vingt minutes après la prise, le chaman et les participants entrent en transe. Au début cela ressemble à une transe hypnotique, mais rapidement les effets sont de plus en plus puissants, surtout si l’on cherche à garder le contrôle. Ils vont augmenter jusqu’à ce que les résistances tombent. C’est le point de bascule. Comme les effets peuvent perdurer 6 à 9 heures, le processus peut recommencer plusieurs fois. Le chaman ne parle pas, il chante des chants appelés « icaros ». Leurs paroles ont des significations précises et leurs variations d’intonations très particulières induisent des vibrations aux effets chirurgicaux comme un scalpel. Les icaros sont des fils conducteurs qui créent des liens, des passerelles. Ils sont une aide précieuse, car rapidement chaque participant, ayant pris ou non de l’ayahuasca, est en transe et commence à vivre des expériences, plus ou moins difficiles, en fonction de chacun et de ce qu’il y a à traiter. Les icaros agissent aussi comme une bouée, comme une safe place.
Similitudes avec nos thérapies brèves
Les quatre à cinq premières sessions avec ayahuasca m’ont fait gagner beaucoup de temps. Aujourd’hui je peux établir des similitudes avec nos thérapies brèves. Ces cérémonies sont un cocktail de nos pratiques, puissance 10 ou 20, en fonction des moments et de ce que l’on traverse. Sans pouvoir détailler ici, voici les étapes que j’ai vécues au cours d’une session. En amont, comme pour une autohypnose, j’avais induit un thème de travail pour la séance. La transe commence, de plus en plus puissante et m’amène sur tout autre chose : la peur de perdre un enfant. Tant que j’ai résisté, je fus mis en contact avec cette perte comme si je la vivais vraiment, la sensation de la mort était très réelle. Ce fut long et douloureux jusqu’au point de bascule : l’abandon de toute résistance et l’acceptation de ce qui est. Puis les ressources commencent à apparaître, comme les différentes étapes de métabolisation d’un deuil, en quelques heures au lieu de quelques semaines ou mois. Puis l’apaisement s’installe, la sensation extraordinaire d’un immense bien-être, d’avoir traversé le pire, de se sentir calme, tranquille et bien vivant.
Baccalauréat scientifique, formation juridique, vision cartésienne. Année 1985, début de voyages professionnels plurimensuels dans le monde entier. Découverte d’autres continents et cultures qui sont plus dans le corps que les Occidentaux. Ethnologie, anthropologie, neurosciences, puis une psychothérapie m’amènent à suivre des formations, stages, ateliers liés au concept de corps-esprit.
Août 2008, découverte de l’existence des Indiens Shipibos-Conibos, une ethnie au coeur de la forêt amazonienne, dont certains membres ont conservé un mode de vie proche des peuples premiers. Octobre, départ pour l’Amazonie. Un mois avant, préparation stricte : méditations, respirations, régime alimentaire destiné à « détoxifier » le corps et l’esprit : pas de sucre, sel, charcuterie, viande rouge, peu de gras. 48 heures de périple, arrivée de nuit dans un village shipibo, près d’Iquitos, au Pérou, à la limite de la Colombie et du Brésil. Choc des cultures. Accueil dehors, nuit noire, chaude et moite de la forêt équatoriale qui grouille d’insectes et d’animaux, de bruits étranges. On me donne un grand bol rempli d’un liquide blanc, très mauvais. C’est une puissante purge à boire jusqu’à la dernière goutte, pour terminer de me « nettoyer ». Une heure plus tard, je suis complètement vidé, dans tous les sens du terme.
Chamanisme et utilisation de l’ayahuasca
Ce séjour, ô combien initiatique, de trois semaines en immersion totale, a vraiment changé le cours de ma vie. Je ne le savais pas encore mais ce fut le déclic qui m’amena sur mon chemin de thérapeute. Car les Shipibos sont réputés pour leur médecine et leur grande connaissance des plantes. Nous appelons chamans leurs hommes-médecine, on peut donc parler de chamanisme shipibo. Ces « brujos » ou « curanderos » sont des ayahuasqueros, car ils ont été initiés à l’utilisation de l’ayahuasca, dans le cadre de cérémonies de guérison et/ou de connexion avec le monde des ancêtres. L’ayahuasca est une liane appelée « la Madre » par les Shipibos car c’est une plante maîtresse qui enseigne. Bouillie de longues heures pour en extraire les principes actifs, et mélangée avec la chakruna, elle devient assimilable et produit les effets attendus, dont la mise en transe du chaman. Il faut compter dix à quinze ans de formation, et d’épreuves très difficiles, pour qu’un apprenti chaman puisse exercer. Ce sont souvent des hommes mais il y a aussi des femmes, et même des lignées de femmes chamans. Tous les Shipibos, femmes, enfants, hommes, peuvent venir en consultation individuelle, soumise au secret médical, pour les mêmes raisons que nous consultons un médecin. Le plus souvent le chaman prescrit des plantes, récoltées dans un champ de plantes médicinales ou cueillies sauvages. Il indique la posologie précise, comme on prescrit des médicaments, ainsi que la technique d’absorption.
Pour certaines pathologies, maladies graves ou psychiques, dépression, etc., il peut recommander une session d’ayahuasca. C’est une séance de thérapie collective, environ 5 à 12 participants, qui commence toujours de nuit, vers 21 heures, et peut se prolonger jusqu’au matin. Elle a lieu dans une « maloca », immense hutte en bois, très haute, réservée à cet usage. Dans la tradition shipibo, seuls les ayahuasqueros prennent un verre du breuvage psychotrope, les participants se « contentent » d’être présents et, comme dirait Gaston Brosseau, « de ne rien faire ».
Entrée en transe au rythme des chants « icaros »
Depuis une trentaine d’années, il y a une demande d’étrangers pour participer à des sessions. Après un entretien préalable et en respectant un jeûne de 24 heures, le chaman peut les inclure et s’ils le désirent, leur donner un petit verre du breuvage en début de session, cela accélère le processus thérapeutique et d’apprentissage de la transe, notamment avec les Occidentaux un peu trop « verrouillés ». Vingt minutes après la prise, le chaman et les participants entrent en transe. Au début cela ressemble à une transe hypnotique, mais rapidement les effets sont de plus en plus puissants, surtout si l’on cherche à garder le contrôle. Ils vont augmenter jusqu’à ce que les résistances tombent. C’est le point de bascule. Comme les effets peuvent perdurer 6 à 9 heures, le processus peut recommencer plusieurs fois. Le chaman ne parle pas, il chante des chants appelés « icaros ». Leurs paroles ont des significations précises et leurs variations d’intonations très particulières induisent des vibrations aux effets chirurgicaux comme un scalpel. Les icaros sont des fils conducteurs qui créent des liens, des passerelles. Ils sont une aide précieuse, car rapidement chaque participant, ayant pris ou non de l’ayahuasca, est en transe et commence à vivre des expériences, plus ou moins difficiles, en fonction de chacun et de ce qu’il y a à traiter. Les icaros agissent aussi comme une bouée, comme une safe place.
Similitudes avec nos thérapies brèves
Les quatre à cinq premières sessions avec ayahuasca m’ont fait gagner beaucoup de temps. Aujourd’hui je peux établir des similitudes avec nos thérapies brèves. Ces cérémonies sont un cocktail de nos pratiques, puissance 10 ou 20, en fonction des moments et de ce que l’on traverse. Sans pouvoir détailler ici, voici les étapes que j’ai vécues au cours d’une session. En amont, comme pour une autohypnose, j’avais induit un thème de travail pour la séance. La transe commence, de plus en plus puissante et m’amène sur tout autre chose : la peur de perdre un enfant. Tant que j’ai résisté, je fus mis en contact avec cette perte comme si je la vivais vraiment, la sensation de la mort était très réelle. Ce fut long et douloureux jusqu’au point de bascule : l’abandon de toute résistance et l’acceptation de ce qui est. Puis les ressources commencent à apparaître, comme les différentes étapes de métabolisation d’un deuil, en quelques heures au lieu de quelques semaines ou mois. Puis l’apaisement s’installe, la sensation extraordinaire d’un immense bien-être, d’avoir traversé le pire, de se sentir calme, tranquille et bien vivant.
JEAN-MARC BOYER
Psychopraticien et hypnothérapeute libéral dans l’Oise. Conseillé par son ami médecin réanimateur à Rouen, a été formé et certifié au centre de formation aux métiers de la relation d’aide Le Dôjô, puis au cours de séminaires et ateliers dans d’autres instituts. Passionné de médecine quantique et d’anthropologie, a pu observer, au cours de nombreux voyages en Afrique, Asie et Amérique du Sud, certaines pratiques chamaniques utilisant l’état hypnotique pour un but thérapeutique.
Pour lire la suite
N°58 : août/septembre/octobre – Parution le 31 juillet
Dossier : crise et après-crise
Le dossier de ce n°58 est consacré aux conséquences de la crise sanitaire sur les patients et aux pratiques thérapeutiques qui en découlent.
- Edito : Sophie Cohen
- On ne saurait se passer des étoiles. Marc-Alain Ouaknin, philosophe
- Leçon d’un confinement. David Le Breton, sociologue
- L’angoisse de mort. Véronique Cohier-Rahban, psychothérapeute
Espace Douleur Douceur
- Modifier nos pratiques thérapeutiques ? Henri Bensoussan, médecin hypnothérapeute
- Une bulle d’oxygène. Au centre hospitalier de Bligny. Agathe Delignières, psychologue
- L’expérience sécure. Développement du « lieu sûr ». Arnaud Zeman, Hypnothérapeute
Dossier « Crise et après crise »
Edito : Sophie Cohen
- La tulipe et le saule pleureur. Un conte de Jean-Marc Benhaiem, médecin hypnothérapeute
- 17 jours dans les griffes du Covid-19. Un témoignage d’Olivier Debas, médecin urgentiste, touché par la maladie.
- Ecrire pour sortir du problème. Vania Torres-Lacaze, Guillaume Delannoy, Annick Toussaint responsables de l’IGB
- Confinement : corps, émotions et représentations psychiques. Bruno Dubos
- Quiproquo, malentendu et incommunicabilité : « période bousculée ». Stefano Colombo et Mohand Chérif Si Ahmed (alias Muhuc)
- Les champs du possible : Connaître de l’Autre, Soi-même. Adrian Chaboche, spécialiste en médecine générale et globale
- Culture monde : Chamanisme chez les indiens Shipibos-Conibos. Jean-Marc Boyer, psychopraticien
- Les grands entretiens. Réglementer la pratique de l’hypnose. Entretien avec Gérard Fitoussi, président de la CFHTB
- Livres en bouche
- Ouvrages de David Le Breton
Dossier : crise et après-crise
Le dossier de ce n°58 est consacré aux conséquences de la crise sanitaire sur les patients et aux pratiques thérapeutiques qui en découlent.
- Edito : Sophie Cohen
- On ne saurait se passer des étoiles. Marc-Alain Ouaknin, philosophe
- Leçon d’un confinement. David Le Breton, sociologue
- L’angoisse de mort. Véronique Cohier-Rahban, psychothérapeute
Espace Douleur Douceur
- Modifier nos pratiques thérapeutiques ? Henri Bensoussan, médecin hypnothérapeute
- Une bulle d’oxygène. Au centre hospitalier de Bligny. Agathe Delignières, psychologue
- L’expérience sécure. Développement du « lieu sûr ». Arnaud Zeman, Hypnothérapeute
Dossier « Crise et après crise »
Edito : Sophie Cohen
- La tulipe et le saule pleureur. Un conte de Jean-Marc Benhaiem, médecin hypnothérapeute
- 17 jours dans les griffes du Covid-19. Un témoignage d’Olivier Debas, médecin urgentiste, touché par la maladie.
- Ecrire pour sortir du problème. Vania Torres-Lacaze, Guillaume Delannoy, Annick Toussaint responsables de l’IGB
- Confinement : corps, émotions et représentations psychiques. Bruno Dubos
- Quiproquo, malentendu et incommunicabilité : « période bousculée ». Stefano Colombo et Mohand Chérif Si Ahmed (alias Muhuc)
- Les champs du possible : Connaître de l’Autre, Soi-même. Adrian Chaboche, spécialiste en médecine générale et globale
- Culture monde : Chamanisme chez les indiens Shipibos-Conibos. Jean-Marc Boyer, psychopraticien
- Les grands entretiens. Réglementer la pratique de l’hypnose. Entretien avec Gérard Fitoussi, président de la CFHTB
- Livres en bouche
- Ouvrages de David Le Breton