Phénoménologie des larmes
Ce qu’elles sont, ce qu’elles révèlent
Sur le plan neurophysiologique, les larmes sont une des manières dont le système nerveux parasympathique aide un organisme stimulé à revenir à l’homéostasie - approche purement objective, qui ne dit rien des enchaînements psychologiques et à laquelle je préférerai les chemins plus subjectifs des sciences humaines et de la littérature.
« En voilant la clarté du monde, les larmes obligent au retrait loin des évidences du monde commun partagé. » (Catherine Chalier). Or ce retrait est proche de l’épokhé, la suspension du jugement décrite par Husserl et chère au praticien sophrologue. Dans l’épokhê aussi, le regard se tourne vers l’intérieur et accède à d’autres visions. Le poète Andrew Marvell le dit de manière limpide : « …These weeping eyes, those seing tears. » (Les yeux pleurant, ces larmes voient. »). Et Jacques Derrida va plus loin encore : « Au fond, au fond de l’œil, celui-ci ne serait pas destiné à voir mais à pleurer. Au moment même où elles voilent la vue, les larmes dévoileraient le propre de l’œil. Ce qu’elles font jaillir hors de l’oubli où le regard les garde en réserve, ce ne serait rien de moins que l’aletheia, la vérité des yeux dont elles révéleraient ainsi la destination suprême : avoir en vue l’imploration plutôt que la vision, adresser la prière, l’amour, la joie, la tristesse plutôt que le regard. » D’ailleurs en hébreu où seules les consonnes forment la racine des mots, l’œil (ayin) et la source (maayan) ont la même racine, de même que la larme (dim’a) et le sang (dam). … Comme pour nous rappeler que les larmes sont un fluide corporel aussi vital que le sang et que l’œil existe avant tout pour permettre aux larmes humaines de couler de source.
La personne qui prend conscience de ses larmes au moment même où elles surgissent les appréhende de façon sensorielle (elles sont chaudes, salées, piquantes, etc…). Cette attitude favorise le détachement, comme en témoigne le cas de Saint Louis, qui souffrait beaucoup de n’avoir pas reçu le don des larmes. Lorsqu’il sentit enfin les larmes couler doucement sur sa figure, rapporte Michelet, « elles lui semblèrent si savoureuses et très douces, non pas seulement au cœur mais à la bouche. » (Roland Barthes). Dans l’expérience subjective des larmes, l’individu est donc présent à sa propre sensorialité, mais aussi au mouvement intérieur si difficile à décrire, qui fait venir les larmes aux yeux (Anne Vincent-Buffault). Dans tous les cas, être consciemment connecté à ses propres larmes en train de couler, c’est se situer en dehors de la vision, comme le dit encore Derrida : « Le regard voilé de larmes (…) ne voit ni ne voit pas, il est indifférent à la vue brouillée. Il implore : d’abord pour savoir d’où descendent les larmes et de qui elles viennent aux yeux.»
Les larmes versées ne le sont pas toujours en conscience : certaines larmes ont l’air de couler toutes seules, et de vivre leur propre vie, parfois à l’insu de qui les verse. Ainsi Charlotte Delbo devant le spectacle de la mort : « Nous ne regardons pas, parce que les larmes coulent sur nos visages, coulent sans que nous pleurions. Les larmes coulent de fatigue et d’impuissance. »
Par toutes ses caractéristiques physiques, chacune de nos larmes est unique, mais nous ne le sentons pas, occupés que nous sommes à pleurer… Elles sont objectivement salées, mais nous pouvons les ressentir aussi comme douces ou amères (mais jamais acides). N’est-il pas doux par exemple de goûter les larmes d’un être aimé, à même ses yeux ? D’ailleurs les chiens font cela très bien… Avec des papilles plus subtiles, nous pourrions même percevoir les différentes saveurs des larmes versées par chaque personne, dans chaque circonstance. Ou considérer de même, avec une attention sans faille, le devenir d’une larme unique, comme Pierre Louÿs dans ce mini-récit : « La larme s’accrut, trembla, s’élargit, puis soudain coula sur la joue. », ou comme le poète Paul Celan dans « Voix de Jacob » :
« Les larmes
Les larmes dans l’œil frère.
L’une, encore pendue, grossissait.
Nous y habitons.
Respire, qu’elle se détache. »
Nous pourrions aussi, avec une balance de chimiste, peser chaque larme versée (Cioran imagine même que : « Seules les larmes seront pesées au Jugement Dernier »). Mais ici-bas nul ne s’en soucie car c’est sur le cœur que pèsent les larmes, et les plus lourdes ne parviennent même pas jusqu’aux yeux.
Par-delà leurs caractéristiques sensorielles, les larmes, qui ne saisissent et ne retiennent rien, témoignent d’un lâcher prise. La personne qui pleure de manière authentique accepte humblement de reconnaître, voire de livrer au grand jour son impuissance et sa fragilité. Or l’acceptation de ce qui nous dépasse est un soulagement en soi, que la poétesse Nelly Sachs révèle de manière sublime :
« Déverse en tes pleurs le poids délivré de l’angoisse
Deux papillons pour toi retiennent le fardeau des mondes
Et j’introduis tes larmes en ces paroles :
Ton angoisse est devenue lumière. »
(Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes).
Ah, si tous les déprimés parvenaient à transformer leurs boules d’angoisse en de telles gouttes de lumière !
« De combien de larmes au bout d’une vie est ciselé le visage d’un homme… » Cette remarque d’Aragon fait aussitôt émerger de ma mémoire des visages burinés par le soleil et le vent… Peut-être aussi par les larmes ? Et comme en écho à Aragon, Jean-Louis Chrétien remarque que « c’est aussi le visage de notre âme qui est ciselé par les larmes ». Ciselé : comme si les larmes épuraient le visage, à la manière d’un burin de sculpteur.
Les larmes nous font aussi changer de couleur : quand je pleure, mes yeux et parfois mes joues rougissent mais ce que je ressens, c’est une brûlure, susceptible de protéger d’une brûlure plus grave, comme dans le roman Michel Strogoff, où le rideau de larmes couvrant les yeux du héros les isole de la brûlure destinée à le rendre aveugle.
Enfin les larmes agissent sur l’être bien au-delà de son visage et manifestent par excellence l’alliance du corps et de l’esprit sur laquelle insiste la sophrologie : quand je pleure, que mes larmes jaillissent et coulent, puis sèchent et s’effacent, ce n’est ni mon corps seul qui fait signe, ni mon âme seule : c’est moi tout entière, émue corps et âme comme on dit. Et cette émotion est d’abord mouvement.
Quels rapports les larmes entretiennent-elles avec le langage ? Celui qui pleure a renoncé à ses illusions de toute-puissance et abandonné les certitudes du verbe. Mais cette défaite du langage n’est pas refus de communiquer. Comme le dit Jean-Louis Chrétien : « Celui qui pleure n’attend pas d’abord ni seulement, qu’on lui tende un mouchoir, qu’on le prenne dans nos bras, ni qu’on l’adresse à une cellule d’aide spécialisée, mais il requiert avec urgence l’écoute, l’écoute singulière de l’excès de ce qui est à dire sur sa voix. Cette écoute forme l’accompagnement patient et humble sur le chemin qui va de l’interdit vers le dire et des larmes vers la parole. C’est la seule consolation véritable, celle qui, comme disait Kierkegaard, ne commence pas par consoler. Comment consoler ce que je n’ai pas pris la peine d’apprendre ? »
Cependant le langage des larmes n’est pas totalement déconnecté de celui des mots : il y a « des mots qui pleurent et des larmes qui parlent » (Marc Gendron), des mots qui font pleurer, des larmes qui font parler. Et « pleurer, c’est toujours en quelque manière dire l’indicible » (Jean-Louis Chrétien). Quand les mots ne viennent pas, ou se répètent, ou ne suffisent plus, les larmes prennent parfois le relais. Et si l’on considère les dépressions aussi comme des maladies de la communication (Pierre Fédida), n’est-on pas justifié à voir dans les larmes qui viennent l’amorce d’un soulagement, voire d’une guérison ?
Mais les larmes ne parlent jamais seules : elles s’inscrivent dans un visage qui change d’expression, dans un corps qui s’affaisse, se contracte ou se tord. Finalement, c’est par tout l’être que parlent les larmes - et par tout l’être qui leur fait face, qu’elles sont reçues. D’où la question : quelle est la bonne manière de recevoir les larmes d’autrui et que peut proposer le sophrologue face à des larmes de tristesse ou de douleur ? Les laisser couler comme la vague de détente dans le corps ?
Lors d’une séance récente, j’ai eu à faire face aux larmes de Sarah (atteinte d’un cancer récidivant du colon), à qui j’avais proposé de se visualiser deux ans après sa guérison. Étant incertaine quant à la signification de ces pleurs, survenus en état de relaxation, je lui ai suggéré de les accepter comme ils venaient, puis de retrouver le calme grâce à la respiration abdominale, ce qui a bien fonctionné. Pourtant j’étais troublée : ces larmes ne disaient-elles pas le désespoir de Sarah ? Et visualiser son propre avenir n’était-il pas contre-indiqué, étant donné sa fragilité ? Mais le dialogue post-sophronique m’a rassurée : pour elle, le fait de pleurer sur son sort et de s’apitoyer sur elle-même, n’avait rien de dramatique en soi. Cela lui permettait simplement d’exprimer un surplus d’émotivité et, ses larmes ayant été entendues, elle a pu laisser émerger un sourire, brillant comme le soleil après l’averse.
J’ai pensé à cette affirmation de Jean-Louis Chrétien : « Nous n’avons pas à comprendre trop vite le sens des larmes de l’autre, mais à l’accompagner vers leur horizon, qui est une parole sienne où il se comprenne lui-même ou du moins se dise jusque dans ce qu’il a d’obscur. » Mais pour le thérapeute, cet accompagnement est rarement une simple promenade de santé car les larmes que lui adresse son patient, l’expose à ses propres failles.
Comment pourrai-je en effet accueillir les larmes de mon patient si je n’ai pas d’abord interrogé mes propres larmes, et compris que chaque crise de larmes est un jaillissement de vie, un mouvement qui nous propulse vers d’autres états d’âme et nous rend plus conscients, plus lucides ?
Il m’arrive bien sûr de pleurer uniquement sur moi-même et pour moi-même. Larmes de regret, de désespoir ou de colère, par lesquelles je nourris mon propre malheur. Parfois, je verse des larmes destinées (consciemment ou inconsciemment) à émouvoir ou à culpabiliser. Mais quel est le destinataire des larmes jaillies de moi quand j’ignore leur pourquoi ? Où vont mes larmes que personne ne réclame, mes larmes que personne n’a vues, entendues ou senties, mes larmes pour rien ?
Ce qu’elles sont, ce qu’elles révèlent
Sur le plan neurophysiologique, les larmes sont une des manières dont le système nerveux parasympathique aide un organisme stimulé à revenir à l’homéostasie - approche purement objective, qui ne dit rien des enchaînements psychologiques et à laquelle je préférerai les chemins plus subjectifs des sciences humaines et de la littérature.
« En voilant la clarté du monde, les larmes obligent au retrait loin des évidences du monde commun partagé. » (Catherine Chalier). Or ce retrait est proche de l’épokhé, la suspension du jugement décrite par Husserl et chère au praticien sophrologue. Dans l’épokhê aussi, le regard se tourne vers l’intérieur et accède à d’autres visions. Le poète Andrew Marvell le dit de manière limpide : « …These weeping eyes, those seing tears. » (Les yeux pleurant, ces larmes voient. »). Et Jacques Derrida va plus loin encore : « Au fond, au fond de l’œil, celui-ci ne serait pas destiné à voir mais à pleurer. Au moment même où elles voilent la vue, les larmes dévoileraient le propre de l’œil. Ce qu’elles font jaillir hors de l’oubli où le regard les garde en réserve, ce ne serait rien de moins que l’aletheia, la vérité des yeux dont elles révéleraient ainsi la destination suprême : avoir en vue l’imploration plutôt que la vision, adresser la prière, l’amour, la joie, la tristesse plutôt que le regard. » D’ailleurs en hébreu où seules les consonnes forment la racine des mots, l’œil (ayin) et la source (maayan) ont la même racine, de même que la larme (dim’a) et le sang (dam). … Comme pour nous rappeler que les larmes sont un fluide corporel aussi vital que le sang et que l’œil existe avant tout pour permettre aux larmes humaines de couler de source.
La personne qui prend conscience de ses larmes au moment même où elles surgissent les appréhende de façon sensorielle (elles sont chaudes, salées, piquantes, etc…). Cette attitude favorise le détachement, comme en témoigne le cas de Saint Louis, qui souffrait beaucoup de n’avoir pas reçu le don des larmes. Lorsqu’il sentit enfin les larmes couler doucement sur sa figure, rapporte Michelet, « elles lui semblèrent si savoureuses et très douces, non pas seulement au cœur mais à la bouche. » (Roland Barthes). Dans l’expérience subjective des larmes, l’individu est donc présent à sa propre sensorialité, mais aussi au mouvement intérieur si difficile à décrire, qui fait venir les larmes aux yeux (Anne Vincent-Buffault). Dans tous les cas, être consciemment connecté à ses propres larmes en train de couler, c’est se situer en dehors de la vision, comme le dit encore Derrida : « Le regard voilé de larmes (…) ne voit ni ne voit pas, il est indifférent à la vue brouillée. Il implore : d’abord pour savoir d’où descendent les larmes et de qui elles viennent aux yeux.»
Les larmes versées ne le sont pas toujours en conscience : certaines larmes ont l’air de couler toutes seules, et de vivre leur propre vie, parfois à l’insu de qui les verse. Ainsi Charlotte Delbo devant le spectacle de la mort : « Nous ne regardons pas, parce que les larmes coulent sur nos visages, coulent sans que nous pleurions. Les larmes coulent de fatigue et d’impuissance. »
Par toutes ses caractéristiques physiques, chacune de nos larmes est unique, mais nous ne le sentons pas, occupés que nous sommes à pleurer… Elles sont objectivement salées, mais nous pouvons les ressentir aussi comme douces ou amères (mais jamais acides). N’est-il pas doux par exemple de goûter les larmes d’un être aimé, à même ses yeux ? D’ailleurs les chiens font cela très bien… Avec des papilles plus subtiles, nous pourrions même percevoir les différentes saveurs des larmes versées par chaque personne, dans chaque circonstance. Ou considérer de même, avec une attention sans faille, le devenir d’une larme unique, comme Pierre Louÿs dans ce mini-récit : « La larme s’accrut, trembla, s’élargit, puis soudain coula sur la joue. », ou comme le poète Paul Celan dans « Voix de Jacob » :
« Les larmes
Les larmes dans l’œil frère.
L’une, encore pendue, grossissait.
Nous y habitons.
Respire, qu’elle se détache. »
Nous pourrions aussi, avec une balance de chimiste, peser chaque larme versée (Cioran imagine même que : « Seules les larmes seront pesées au Jugement Dernier »). Mais ici-bas nul ne s’en soucie car c’est sur le cœur que pèsent les larmes, et les plus lourdes ne parviennent même pas jusqu’aux yeux.
Par-delà leurs caractéristiques sensorielles, les larmes, qui ne saisissent et ne retiennent rien, témoignent d’un lâcher prise. La personne qui pleure de manière authentique accepte humblement de reconnaître, voire de livrer au grand jour son impuissance et sa fragilité. Or l’acceptation de ce qui nous dépasse est un soulagement en soi, que la poétesse Nelly Sachs révèle de manière sublime :
« Déverse en tes pleurs le poids délivré de l’angoisse
Deux papillons pour toi retiennent le fardeau des mondes
Et j’introduis tes larmes en ces paroles :
Ton angoisse est devenue lumière. »
(Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes).
Ah, si tous les déprimés parvenaient à transformer leurs boules d’angoisse en de telles gouttes de lumière !
« De combien de larmes au bout d’une vie est ciselé le visage d’un homme… » Cette remarque d’Aragon fait aussitôt émerger de ma mémoire des visages burinés par le soleil et le vent… Peut-être aussi par les larmes ? Et comme en écho à Aragon, Jean-Louis Chrétien remarque que « c’est aussi le visage de notre âme qui est ciselé par les larmes ». Ciselé : comme si les larmes épuraient le visage, à la manière d’un burin de sculpteur.
Les larmes nous font aussi changer de couleur : quand je pleure, mes yeux et parfois mes joues rougissent mais ce que je ressens, c’est une brûlure, susceptible de protéger d’une brûlure plus grave, comme dans le roman Michel Strogoff, où le rideau de larmes couvrant les yeux du héros les isole de la brûlure destinée à le rendre aveugle.
Enfin les larmes agissent sur l’être bien au-delà de son visage et manifestent par excellence l’alliance du corps et de l’esprit sur laquelle insiste la sophrologie : quand je pleure, que mes larmes jaillissent et coulent, puis sèchent et s’effacent, ce n’est ni mon corps seul qui fait signe, ni mon âme seule : c’est moi tout entière, émue corps et âme comme on dit. Et cette émotion est d’abord mouvement.
Quels rapports les larmes entretiennent-elles avec le langage ? Celui qui pleure a renoncé à ses illusions de toute-puissance et abandonné les certitudes du verbe. Mais cette défaite du langage n’est pas refus de communiquer. Comme le dit Jean-Louis Chrétien : « Celui qui pleure n’attend pas d’abord ni seulement, qu’on lui tende un mouchoir, qu’on le prenne dans nos bras, ni qu’on l’adresse à une cellule d’aide spécialisée, mais il requiert avec urgence l’écoute, l’écoute singulière de l’excès de ce qui est à dire sur sa voix. Cette écoute forme l’accompagnement patient et humble sur le chemin qui va de l’interdit vers le dire et des larmes vers la parole. C’est la seule consolation véritable, celle qui, comme disait Kierkegaard, ne commence pas par consoler. Comment consoler ce que je n’ai pas pris la peine d’apprendre ? »
Cependant le langage des larmes n’est pas totalement déconnecté de celui des mots : il y a « des mots qui pleurent et des larmes qui parlent » (Marc Gendron), des mots qui font pleurer, des larmes qui font parler. Et « pleurer, c’est toujours en quelque manière dire l’indicible » (Jean-Louis Chrétien). Quand les mots ne viennent pas, ou se répètent, ou ne suffisent plus, les larmes prennent parfois le relais. Et si l’on considère les dépressions aussi comme des maladies de la communication (Pierre Fédida), n’est-on pas justifié à voir dans les larmes qui viennent l’amorce d’un soulagement, voire d’une guérison ?
Mais les larmes ne parlent jamais seules : elles s’inscrivent dans un visage qui change d’expression, dans un corps qui s’affaisse, se contracte ou se tord. Finalement, c’est par tout l’être que parlent les larmes - et par tout l’être qui leur fait face, qu’elles sont reçues. D’où la question : quelle est la bonne manière de recevoir les larmes d’autrui et que peut proposer le sophrologue face à des larmes de tristesse ou de douleur ? Les laisser couler comme la vague de détente dans le corps ?
Lors d’une séance récente, j’ai eu à faire face aux larmes de Sarah (atteinte d’un cancer récidivant du colon), à qui j’avais proposé de se visualiser deux ans après sa guérison. Étant incertaine quant à la signification de ces pleurs, survenus en état de relaxation, je lui ai suggéré de les accepter comme ils venaient, puis de retrouver le calme grâce à la respiration abdominale, ce qui a bien fonctionné. Pourtant j’étais troublée : ces larmes ne disaient-elles pas le désespoir de Sarah ? Et visualiser son propre avenir n’était-il pas contre-indiqué, étant donné sa fragilité ? Mais le dialogue post-sophronique m’a rassurée : pour elle, le fait de pleurer sur son sort et de s’apitoyer sur elle-même, n’avait rien de dramatique en soi. Cela lui permettait simplement d’exprimer un surplus d’émotivité et, ses larmes ayant été entendues, elle a pu laisser émerger un sourire, brillant comme le soleil après l’averse.
J’ai pensé à cette affirmation de Jean-Louis Chrétien : « Nous n’avons pas à comprendre trop vite le sens des larmes de l’autre, mais à l’accompagner vers leur horizon, qui est une parole sienne où il se comprenne lui-même ou du moins se dise jusque dans ce qu’il a d’obscur. » Mais pour le thérapeute, cet accompagnement est rarement une simple promenade de santé car les larmes que lui adresse son patient, l’expose à ses propres failles.
Comment pourrai-je en effet accueillir les larmes de mon patient si je n’ai pas d’abord interrogé mes propres larmes, et compris que chaque crise de larmes est un jaillissement de vie, un mouvement qui nous propulse vers d’autres états d’âme et nous rend plus conscients, plus lucides ?
Il m’arrive bien sûr de pleurer uniquement sur moi-même et pour moi-même. Larmes de regret, de désespoir ou de colère, par lesquelles je nourris mon propre malheur. Parfois, je verse des larmes destinées (consciemment ou inconsciemment) à émouvoir ou à culpabiliser. Mais quel est le destinataire des larmes jaillies de moi quand j’ignore leur pourquoi ? Où vont mes larmes que personne ne réclame, mes larmes que personne n’a vues, entendues ou senties, mes larmes pour rien ?