© Maya Vincent
Depuis quelques dizaines d’années le travail s’est transformé, les rythmes se sont accélérés et la certitude de garder un emploi stable et agréable est de plus en plus menacée. Un point culminant avait été atteint au début des années 2000 par les suicides de soignants, d’agriculteurs et de policiers, puis dans les années 2010 par la crise sociale chez France Télécom où des dizaines de personnes s’étaient données la mort, ou encore au Technocentre de Renault.
Suite à ces crises, la notion de risques psychosociaux avait été réévaluée et redéfinie à la demande du ministère du Travail dans un premier temps par le docteur Patrick Légeron et Philippe Nasse, puis par le groupe d’experts subséquent dirigé par le professeur Michel Gollac (2011), donnant la définition suivante des risques psychosociaux : « Les risques psychosociaux seront définis comme les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental. »
Plus tard, cette définition évoluera à la marge et une méthode d’évaluation de ces risques délivrée par l’INRS est désormais non seulement consensuelle mais obligatoire pour les entreprises et hôpitaux.
Que mesure-t-on dans ces évaluations ? Tout simplement la bonne santé du lieu de travail, à travers six indicateurs : exigences et intensité du travail, exigences émotionnelles, manque d’autonomie, qualité des rapports sociaux et relations de travail, conflits de valeurs et insécurité de la situation de travail. Autrement dit, comment le travail, dans la façon dont on l’organise, a un effet sur l’individu, son stress et son système émotionnel. Nous voyons que deux indicateurs clés, les exigences émotionnelles et les conflits de valeurs, font appel à la vie intérieure et intime de l’individu.
Pour tous les autres, le fil rouge à retenir est l’impact de ces facteurs sur l’organisation interne de l’individu et donc de son système de représentation et d’émotion. En 2011, nous écrivions avec le docteur Patrick Légeron et l’avocat du travail maître Hubert Ribereau-Gayon l’ouvrage Les risques psycho - sociaux en entreprise, pour apporter une vision pluridisciplinaire de ce sujet alors en pleine construction. Dans cet ouvrage nous donnions la priorité aux entreprises puisque la brutalité du monde du travail s’y exprimait davantage. Mais nous avions tous trois une pensée pour le monde de la santé et le monde agricole qui souffraient déjà depuis plusieurs années, dans un silence bien moins rassurant. Nos recherches ensuite leur ont donné une place de choix.
Le « Travail » comme patient
Si le « Travail » venait me consulter en ce moment, il m’apprendrait beaucoup. Il me dirait tout d’abord qu’il a déjà eu une grande période de changement, pas vraiment accompagnée, et qu’elle date de l’ère industrielle. La production de masse l’a contraint à une organisation alors novatrice, dessinée par Taylor et mise en application par Ford : des ouvriers peu qualifiés sur des tâches simples et répétitives, ils n’ont pas besoin de réfléchir, l’Organisation scientifique du travail (OST) l’a déjà fait pour eux. Très rapidement les chercheurs de l’époque comme Louis René Villermé notent chez les ouvriers ce qui sera nommé une fatigue mentale, ancêtre du burn-out. Autrement dit épuisement des émotions, l’individu ne sait plus ce qu’il ressent, et pour cause il ne ressent plus grand-chose. Et comme d’habitude, lorsque le cerveau ne parle plus, le corps prend le relais : migraine, maux de ventre, insomnies, déjà à l’époque les travail - leurs partaient la boule au ventre. Puis le Travail me dirait qu’il s’est transformé une deuxième fois, par extension, dans le monde entier, la mondialisation. Les frontières sont ouvertes et le travail, ou plutôt son coût, peut être comparé de pays en pays : dans les années 1980, on s’aperçoit que le travail coûte moins cher en Chine qu’en France. Alors le Travail me dirait qu’il a commencé à faire le deuil de sa partie artisanale.
Enfin, une troisième crise dans son existence serait la privatisation des entreprises publiques et la rentabilisation du service public. Ici le Travail ferait une pause dans son discours et serait bien triste, car il me dirait avoir fait le deuil de ses enfants les plus chers : l’usager et le bénéficiaire, remplacés par le client. Pour les premiers le Travail ne comptait pas ses efforts, pour le deuxième tout est rationnalisé et compté et ce qui ne rapporte pas est supprimé. Là où le Travail a besoin de me consulter, me dit-il, c’est qu’il lui semble avoir perdu tout son sens. Il ne fait plus attention au contenu de son activité, mais plutôt au retour sur investissement que celui-ci va rapporter. Ses enfants du service public doivent désormais montrer patte blanche et à quel point ils sont rentables : la Police verbalise, à défaut de missions plus intéressantes, l’Enseignement vise le 100 % de réussite au bac, à défaut d’une pédagogie adaptée à tous, et enfin l’Hôpital public gère ses lits comme un hôtel, avec une qualité de prise en charge qui ne tient finalement qu’à la bonne volonté des soignants qui y travaillent. Et ils en ont, de la bonne volonté.
Les patients au travail
Que nous disent les travailleurs ? En consultation, ou dans le monde du travail à l’occasion des missions que j’exerce, des thèmes reviennent plus que d’autres : la peur, le stress et la perte de sens, les trois étant liés. Tout d’abord la peur : de quoi avons-nous peur au travail ? Plusieurs éléments : pour Catherine, 54 ans, c’est de perdre son emploi et de ne pas en retrouver un autre à son âge. Pour Rolland, 48 ans, c’est d’être jugé par ses pairs à chacune de ses prises de paroles. Pour Jeanne, 32 ans, c’est de commettre une erreur et d’être sanctionnée. Enfin pour Michel, 42 ans, c’est de ne pas remplir ses objectifs et d’être remplacé.
Pour lire la suite de l’article et commander ce Hors-Série n°15 de la Revue Hypnose & Thérapies Brèves
Suite à ces crises, la notion de risques psychosociaux avait été réévaluée et redéfinie à la demande du ministère du Travail dans un premier temps par le docteur Patrick Légeron et Philippe Nasse, puis par le groupe d’experts subséquent dirigé par le professeur Michel Gollac (2011), donnant la définition suivante des risques psychosociaux : « Les risques psychosociaux seront définis comme les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental. »
Plus tard, cette définition évoluera à la marge et une méthode d’évaluation de ces risques délivrée par l’INRS est désormais non seulement consensuelle mais obligatoire pour les entreprises et hôpitaux.
Que mesure-t-on dans ces évaluations ? Tout simplement la bonne santé du lieu de travail, à travers six indicateurs : exigences et intensité du travail, exigences émotionnelles, manque d’autonomie, qualité des rapports sociaux et relations de travail, conflits de valeurs et insécurité de la situation de travail. Autrement dit, comment le travail, dans la façon dont on l’organise, a un effet sur l’individu, son stress et son système émotionnel. Nous voyons que deux indicateurs clés, les exigences émotionnelles et les conflits de valeurs, font appel à la vie intérieure et intime de l’individu.
Pour tous les autres, le fil rouge à retenir est l’impact de ces facteurs sur l’organisation interne de l’individu et donc de son système de représentation et d’émotion. En 2011, nous écrivions avec le docteur Patrick Légeron et l’avocat du travail maître Hubert Ribereau-Gayon l’ouvrage Les risques psycho - sociaux en entreprise, pour apporter une vision pluridisciplinaire de ce sujet alors en pleine construction. Dans cet ouvrage nous donnions la priorité aux entreprises puisque la brutalité du monde du travail s’y exprimait davantage. Mais nous avions tous trois une pensée pour le monde de la santé et le monde agricole qui souffraient déjà depuis plusieurs années, dans un silence bien moins rassurant. Nos recherches ensuite leur ont donné une place de choix.
Le « Travail » comme patient
Si le « Travail » venait me consulter en ce moment, il m’apprendrait beaucoup. Il me dirait tout d’abord qu’il a déjà eu une grande période de changement, pas vraiment accompagnée, et qu’elle date de l’ère industrielle. La production de masse l’a contraint à une organisation alors novatrice, dessinée par Taylor et mise en application par Ford : des ouvriers peu qualifiés sur des tâches simples et répétitives, ils n’ont pas besoin de réfléchir, l’Organisation scientifique du travail (OST) l’a déjà fait pour eux. Très rapidement les chercheurs de l’époque comme Louis René Villermé notent chez les ouvriers ce qui sera nommé une fatigue mentale, ancêtre du burn-out. Autrement dit épuisement des émotions, l’individu ne sait plus ce qu’il ressent, et pour cause il ne ressent plus grand-chose. Et comme d’habitude, lorsque le cerveau ne parle plus, le corps prend le relais : migraine, maux de ventre, insomnies, déjà à l’époque les travail - leurs partaient la boule au ventre. Puis le Travail me dirait qu’il s’est transformé une deuxième fois, par extension, dans le monde entier, la mondialisation. Les frontières sont ouvertes et le travail, ou plutôt son coût, peut être comparé de pays en pays : dans les années 1980, on s’aperçoit que le travail coûte moins cher en Chine qu’en France. Alors le Travail me dirait qu’il a commencé à faire le deuil de sa partie artisanale.
Enfin, une troisième crise dans son existence serait la privatisation des entreprises publiques et la rentabilisation du service public. Ici le Travail ferait une pause dans son discours et serait bien triste, car il me dirait avoir fait le deuil de ses enfants les plus chers : l’usager et le bénéficiaire, remplacés par le client. Pour les premiers le Travail ne comptait pas ses efforts, pour le deuxième tout est rationnalisé et compté et ce qui ne rapporte pas est supprimé. Là où le Travail a besoin de me consulter, me dit-il, c’est qu’il lui semble avoir perdu tout son sens. Il ne fait plus attention au contenu de son activité, mais plutôt au retour sur investissement que celui-ci va rapporter. Ses enfants du service public doivent désormais montrer patte blanche et à quel point ils sont rentables : la Police verbalise, à défaut de missions plus intéressantes, l’Enseignement vise le 100 % de réussite au bac, à défaut d’une pédagogie adaptée à tous, et enfin l’Hôpital public gère ses lits comme un hôtel, avec une qualité de prise en charge qui ne tient finalement qu’à la bonne volonté des soignants qui y travaillent. Et ils en ont, de la bonne volonté.
Les patients au travail
Que nous disent les travailleurs ? En consultation, ou dans le monde du travail à l’occasion des missions que j’exerce, des thèmes reviennent plus que d’autres : la peur, le stress et la perte de sens, les trois étant liés. Tout d’abord la peur : de quoi avons-nous peur au travail ? Plusieurs éléments : pour Catherine, 54 ans, c’est de perdre son emploi et de ne pas en retrouver un autre à son âge. Pour Rolland, 48 ans, c’est d’être jugé par ses pairs à chacune de ses prises de paroles. Pour Jeanne, 32 ans, c’est de commettre une erreur et d’être sanctionnée. Enfin pour Michel, 42 ans, c’est de ne pas remplir ses objectifs et d’être remplacé.
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MAXIME BELLEGO
Docteur en psychologie clinique et psychologie des organisations. Il a été conseiller de la Direction générale France chez Orange lors de la crise sociale de l’entreprise, actuellement officier spécialiste à l’hôpital militaire Sainte-Anne de Toulon. Dirige l’Unité mobile de soutien aux équipes (UMOSEQ) de l’Hôpital d’instruction des armées de Toulon et y conduit la démarche de prévention des risques psychosociaux et l’accompagnement des équipes pendant la crise Covid. Auteur du livre Les risques psychosociaux en entreprise (De Boeck), il est enseignant à l’Ecole centrale de Marseille, à Centrale Paris-Supélec et à la Faculté de médecine de Lyon.
Commandez le Hors-Série Peurs et Phobies n°15 de la Revue Hypnose & Thérapies Brèves
Cet ouvrage de 228 pages permet de comprendre les contextes relationnels favorisant les peurs et les phobies. « Le thérapeute, souligne Julien Betbèze, rédacteur en chef, est invité à découvrir une clinique fine qui passe par la différenciation entre trauma et situation angoissante, entre angoisse d’anticipation sans trauma et angoisse d’anticipation post-traumatique. » Vera Likaj, coordinatrice de l’ouvrage, a pensé ce numéro dans une approche plurielle et collaborative : des outils différents, des sensibilités uniques dans des cliniques parfois bien singulières revisitant la peur avec des lunettes culturelles chaque fois nouvelles.
« J’invite le lecteur, nous dit-elle, à parcourir les articles avec l’œil de l’anthropologue, curieux et discret, s’émerveillant des différences qui viennent nourrir toutes nos rencontres thérapeutiques. »
Retrouvez les abstracts de la revue sur ce lien
Au sommaire :
- Editorial : Peurs et phobies. L’hypnose comme levier de changement. Julien Betbèze
- Editorial : Et l’insouciance dans tout ça ? Vera Likaj
- Peurs traumatiques, peurs anticipatoires. Eric Bardot
- Peurs et risques psychosociaux au travail. Maxime Bellego
- Phobies. Et autres peurs ancrées. Jean-Marc Benhaiem
- Angoisse et hypnose en gériatrie. Jérôme Bocquet
- La peur de soi dans le processus de guérison. Pascale Chami
- La contrainte comme levier de changement ? Olivier Cottencin
- Croyances et anxiété. Yves Doutrelugne
- Faire corps avec la peur. La clinique de l’étrange. Nathalie Lampole
- Du lâche au héros. Revenir doucement à soi-même. Vera Likaj
- La peur de la peur. Retrouver des sensations qui nous guident. Emmanuel Malphettes
- Thérapie brève des phobies. Courtes réflexions. Dominique Megglé
- Peurs à l’école. Emmanuelle Piquet
- L’hypnose, un outil de gestion des phobies. Que nous apprend la recherche ? Audrey Vanhaudenhuyse et Marie-Elisabeth Faymonville
- Addictions et anxiété. David Vergriete
Tous les Hors-Séries de la Revue sont commandables sur le site www.hypnose-therapie-breve.org
« J’invite le lecteur, nous dit-elle, à parcourir les articles avec l’œil de l’anthropologue, curieux et discret, s’émerveillant des différences qui viennent nourrir toutes nos rencontres thérapeutiques. »
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Au sommaire :
- Editorial : Peurs et phobies. L’hypnose comme levier de changement. Julien Betbèze
- Editorial : Et l’insouciance dans tout ça ? Vera Likaj
- Peurs traumatiques, peurs anticipatoires. Eric Bardot
- Peurs et risques psychosociaux au travail. Maxime Bellego
- Phobies. Et autres peurs ancrées. Jean-Marc Benhaiem
- Angoisse et hypnose en gériatrie. Jérôme Bocquet
- La peur de soi dans le processus de guérison. Pascale Chami
- La contrainte comme levier de changement ? Olivier Cottencin
- Croyances et anxiété. Yves Doutrelugne
- Faire corps avec la peur. La clinique de l’étrange. Nathalie Lampole
- Du lâche au héros. Revenir doucement à soi-même. Vera Likaj
- La peur de la peur. Retrouver des sensations qui nous guident. Emmanuel Malphettes
- Thérapie brève des phobies. Courtes réflexions. Dominique Megglé
- Peurs à l’école. Emmanuelle Piquet
- L’hypnose, un outil de gestion des phobies. Que nous apprend la recherche ? Audrey Vanhaudenhuyse et Marie-Elisabeth Faymonville
- Addictions et anxiété. David Vergriete
Tous les Hors-Séries de la Revue sont commandables sur le site www.hypnose-therapie-breve.org
Commandez le livre de Maxime BELLEGO
" Si votre travail est fou et qu'il vous met en souffrance... bonne nouvelle, vous êtes saine ! " Voilà ce qu'a répliqué un jour Maxime Bellego à une patiente épuisée et culpabilisée de ne plus pouvoir suivre le rythme de son emploi, devenu complètement désorganisé. Car il se trouve que lorsque le travail est malade, il contamine et fait souffrir le travailleur. Comment le travail est-il devenu aussi tendu ? Le rythme, la connexion continue, les turnover désorganisants, la perte du sens, les conflits de valeur... Tout ceci devient paradoxalement normal et habituel et, dans un même temps, apparaît l'impératif du bonheur au travail. Il semblerait que les individus à travers leurs récits en consultation psychologique ou auprès de la médecine du travail, soient les témoins d'une incapacité grandissante d'adaptation à une façon de travailler qui rend de plus en plus malade. Qui est à aider ? Le patient qui souffre du travail ou le travail en souffrance ? Il est temps de poser un diagnostic sur la santé mentale actuelle du travail, afin d'en proposer une réflexion et une thérapeutique. Il a tellement de vertus à partager lorsqu'il se sent bien !
Commandez le livre de Maxime BELLEGO
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